RENCONTRES ANCESTRALES OU VOYAGES INTEMPORELS
CHAPITRE 4
CLAUDE ET MARIE-ANNE EN 1900
Viviane a préféré ne pas voyager dans le temps pendant quelques semaines. Elle est heureuse des rencontres avec ses quatre grands-parents. Il lui paraît évident de visiter désormais la génération précédente, en l’occurrence ses huit arrière-grands-parents, qu’elle n’a pas connus, hormis Francine, une de ses bisaïeules paternelles.
Elle constate que pour l’instant, elle a fait le choix de relier un lieu du passé et un ancêtre avec le même lieu au présent, un lieu qui a été une étape dans sa propre vie, comme son village natal, la Croix Rousse ou elle a vécu, La Part-Dieu en tant que gare ou centre commercial et pour garder le même état d’esprit, elle décide de se rendre à Saint Chamond dans la Loire, en 1900 et de rencontrer Claude, un de ses arrière-grands-pères décédé en 1912, année du naufrage du Titanic. Saint Chamond est la ville de son premier emploi dans un restaurant de la ville, symbolisant son indépendance de jeune femme, mais elle est aussi la cité du dernier, en tant que formaliste (ou clerc aux formalités) dans un office notarial.
La France de 1900 a refermé la porte du 19ème siècle par un scandale libertin, qui a fait jaser la nation entière. En ce début de siècle, le président de la République est Emile Loubet depuis le 18 février 1899, date à laquelle il est entré en fonction de manière impromptue.
Son prédécesseur Félix Faure est décédé voluptueusement deux jours auparavant, le 16 février 1899, en galante compagnie, donnant ainsi du grain à moudre aux amateurs de bons mots, notamment Georges Clemenceau, le Tigre, jamais avare en citations percutantes.
Le scandale qui a éclaboussé Paris, a sans doute débordé en Province et notamment à Saint Chamond comme partout ailleurs mais la vie a continué pour les uns et les autres, car les gens du peuple ont souvent d’autres tracas à gérer au quotidien, que les histoires galantes de leurs « monarques » qu’ils soient rois ou présidents de la République.
En 1964 la ville de Saint-Chamond a fusionné avec trois autres communes, Izieux, Saint-Julien-en-Jarez et Saint-Martin en Coailleux, pour créer le « Grand Saint-Chamond », mais en 1900, il y a encore quatre communes distinctes.
L’histoire de Saint Chamond est étroitement lié à un personnage Melchior Mitte de Chevrières, marquis de Saint-Chamond et de Montpezat, comte de Miolans, comte d'Anjou, premier baron de Lyonnais et de Savoie, baron de Jarcie. Celui-ci, était aussi un général français, né en 1586 et mort en 1649. Il est également connu sous les noms de Melchior Mitte, Melchior Mitte de Miolans, Monsieur de Saint-Chamond ou bien Marquis de Saint-Chamond. il était le fils de Jacques Mitte de Chevrières, comte de Miolans et de Gabrielle, héritière de la seigneurie de Saint-Chamond. Son père était le fils cadet de Jean Mitte de Chevrières (décédé en 1574) et de Françoise Maréchal. Par la mort de cinq de ses frères, il devint l'aîné et l'unique héritier de la famille. En premières noces, il épousa, en 1577, Gabrielle d'Urgel de Saint-Chamond (1547-1596), fille de Christophe de Saint-Chamond (décédé en 1580) et de Louise d'Ancézune. Gabrielle était l'unique héritière de la seigneurie de Saint-Chamond. De cette union naquirent au moins sept enfants dont Melchior qui épousa Isabeau de Tournon (décédée en 1662), fille de Just Louis, seigneur de Tournon, le 30 janvier 1610. La ville de Saint-Chamond doit aussi à ce bâtisseur l'église Saint-Pierre (1609), la Collégiale (1635), le couvent des Minimes (1623-1633) devenu l'actuel Hôtel de Ville. Il termine le couvent des Capucins en 1608 commencé sept ans plus tôt par son père. Il facilite de son appui la construction du monastère des Ursulines en 1616 sur la rive du Janon. Il bâtit aussi son propre château de Saint-Chamond, qui fut détruit après la Révolution.
A la fin du 19ème siècle la Vallée du Gier dont font partie les communes de Saint Chamond et de Rive de Gier est en plein essor. Les industries minières, métallurgiques, textiles et celles de la verrerie lui confèrent une position stratégique en termes de bassin d’emplois et d’économie. La rivière du Gier, est à l’origine de son développement industriel. Elle prend sa source dans le Pilat et s’écoule sur 40 kilomètres dans le fond de vallée avant de rejoindre le Rhône à Givors.
Les Saint-chamonais sont aussi dénommés « couramiauds » un terme qui est devenu la gentilé des habitants au fil des siècles. La légende raconte qu’autrefois, un feu allumé par les habitants célébrait la fête de la Saint-Jean. Ce feu symbolisait la purification et le renouveau au moment du solstice d'été. Au-dessus, était suspendue, à l'extrémité d'un mat, une cage en osier avec des chats noirs, qui eux, symbolisaient le démon. La cage tombait et se brisait quand le mat brulait, et les chats s'enfuyaient, terrorisés. Alors, les gens couraient après eux, en criant « cours à miaou ». Cette appellation de couramiaud daterait du Moyen-âge et serait lié aux superstitions concernant les chats noirs, supposés porter malheur et être liés aux sorcières. Dans de nombreux endroits ils étaient chassés et massacrés. Certains avancent que le cri des habitants « mon chat, mon chat » devient « chat mon chat mon » d'où le nom de la commune : Saint-Chamond. Mais une autre hypothèse beaucoup plus logique serait que cela vienne de l’évêque Saint Ennemond. En effet ce dernier, aussi appelé Saint Chamond, est un évêque lyonnais d’origine et martyr. Né à Lyon vers 620 dans une famille gallo-romaine de haut rang, il devint évêque de Lyon vers 645. Il fit élever une chapelle sur la colline de Saint-Ennemond, au-dessus du Gier. Il fut assassiné en 663 près de Chalon-sur-Saône par des soldats sous les ordres du maire Ebroïn alors qu’il se rendait à son palais. Son corps a été ramené par bateau à Lyon et la légende raconte que toutes les cloches des églises se sont mises à sonner sur son passage.
De fait il est fort probable que la ville de Saint-Chamond tienne son nom dudit ecclésiastique. Au fil du temps, le nom du saint évolue parallèlement à celui de la ville. La colline qui abrite le village porte alors successivement le nom de Saint-Ennemond, de Saint-Annemond, puis Sanchemont en 1301 et enfin vers 1789, de Saint-Chamond.
En 1900, Claude, son épouse Marie-Anne et leurs enfants demeurent au 21,rue Alsace Lorraine à Saint Chamond et lui est ouvrier aux forges, à ce moment-là.
A quel moment, la famille s’est-elle installée dans la ville couramiaude ? Surement en 1897, si l’on suit le schéma des lieux de naissance de leurs enfants.
Viviane choisit l’année 1900 pour rencontrer ses arrière-grands-parents qu’elle connait le moins car même sa propre mère ne connaissait rien sur ses propres grands-parents paternels, décédés bien avant sa naissance. Personne ne sait où ils ont été enterrés et retrouver leur tombe est quasiment impossible 110 ans et 93 ans plus tard.
Viviane murmure la formule magique et là voilà atterrissant dans la cuisine de Claude et Marie-Anne complètement abasourdis par son arrivée intempestive. Leur expression indiquerait presque de l’effroi car dans une France catholique pratiquante, imprégnée des superstitions populaires, tout ce qui est étrange est qualifié de démoniaque même si ce n’est pas le cas.
Viviane les observe à son tour en silence. A l’époque Claude a 40 ans et Marie-Anne a 32 ans, ils sont mariés depuis neuf ans et l’épouse est enceinte de son sixième enfant. Viviane n’aperçoit pas leur petite fille de 5 ans, leur seule enfant survivante, qui doit sans doute jouer dehors avec des enfants de son âge.
Elle leur sourit et comme lors de ses voyages précédents, elle essaye de les rassurer, car elle se doute bien que son apparence physique et vestimentaire, contraire aux mœurs de leur époque doit les choquer.
- Bonjour à vous deux, qui êtes mes arrière-grands-parents maternels, ne prenez pas peur de mon intrusion dans votre foyer. Je ne suis pas un démon sorti de l’enfer, simplement votre descendante et je viens du 21ème siècle, de 2022, plus précisément. Je suis plus âgée que vous car j’ai 63 ans mais je suis bien votre arrière-petite-fille. J’ai l’opportunité de voyager dans le temps pour rencontrer mes différents ancêtres et c’est la raison pour laquelle, je suis venue vous rendre visite dans votre maison, afin de faire votre connaissance. J’ai presque 100 ans d’écart avec toi pépé Claude, si j’ose te nommer ainsi.
Comme de bien entendu, elle sait qu’ils la vouvoieront avec la déférence due à son âge vénérable pour l’époque où la durée de vie se limitait souvent à la soixantaine.
Claude et Marie-Anne restent muets mais leur silence est moins inquiet et moins désapprobateur qu’au départ.
Viviane reprend :
- Au 21ème siècle, la vie n’est pas simple tant sur le plan sociétal que professionnel avec un chômage de plus en plus omniprésent mais je pense que pour vous, ce n’est pas facile tous les jours et c’est aussi pour cela, que je suis ici avec vous, pour que vous me racontiez vos conditions de vie à l’aube naissante de ce nouveau siècle.
Claude se décide enfin à entrer dans le dialogue qui avait tendance à devenir un monologue.
- A la fin du 19ème siècle et en ce début du 20ème siècle, il n’y a pas du travail pour tout le monde dans les campagnes et comme souvent un seul fils hérite de la ferme. Si les autres n’ont pas la chance d’épouser une fille qui apporte en dot celle de ses parents, faute de garçons pour la reprendre, ceux qui n’ont rien sont obligés de louer leurs bras chez différents laboureurs et c’est pourquoi, nous n’avons pas eu le choix de déménager sur St Chamond pour que je puisse travailler en usine. Ici il y a les Aciéries de la Marine et les Etablissements Gillet, sans oublier tous les autres, où l’embauche est facile. Ils ont besoin de main d’œuvre et nous les pauvres gens, on a besoin de travail. Tout le monde y trouve son compte.
Effectivement, aller là où se trouvait l’emploi était une nécessité en ce temps lointain ou n’existaient pas toutes les aides sociales que la France du 21ème siècle propose entre les allocations familiales, celles du handicap, du chômage, du RSA, les remboursements de la sécurité sociale avec les différentes prises en charge de soin et d'hospitalisation, les pensions de retraite etc . L’ère de l’industrialisation de fin du 19ème et du début du 20ème siècle va permettre l’exode professionnel vers les villes pour survivre et nourrir sa famille.
C’est sans doute ce qui fut le cas pour Claude, lequel précise :
- Je me suis marié une première fois avec Anne-Marie, qui est morte la pauvre, à tout juste 30 ans, et je me suis retrouvé veuf avec deux enfants en bas âge. Puis j’ai rencontré Marie-Anne que j’ai épousé en secondes noces. Nous avons eu plusieurs enfants mais ils sont décédés en bas-âge et seule notre petite fille a survécu. Elle a 5 ans maintenant. Nous espérons bien que celui qui va naître aura plus de chances que les autres et qu’il vivra longtemps.
Viviane se sent triste de ne pas pouvoir leur dire la vérité. En effet le couple aura au moins neuf enfants dont deux seulement survivront. Celui de 1900 sera un enfant présenté sans vie comme le précédent et le suivant. Il leur faudra attendre 1909 pour avoir un enfant viable, Albert son grand-père qui survivra à l’enfance, se mariera et fera souche mais sans doute marqué par la fatalité familiale, mourra relativement jeune, âgé de seulement 36 ans, à son retour de la guerre. Il vaut mieux ne pas savoir la destinée car certaines familles sont poursuivies par un destin tragique pendant toute leur existence terrestre.
Marie-Anne ne dit mot. Elle a l’air épuisée par ces grossesses rapprochées suivies du deuil de ces enfants, soit à leur naissance, soit dans leur première année de vie. Viviane n’ose même pas imaginer son chagrin de mère, qu’elle comprend trop bien. Elle n’oubliera jamais elle-même, ce triste matin, où elle a trouvé son premier enfant, son bébé de 4 mois, décédé dans son berceau, de la mort subite du nourrisson. Les années se sont écoulées mais une plaie douloureuse, dans son cœur ne s’est jamais complètement cicatrisée.
Se sentant observée, Marie-Anne sourit à sa lointaine descendante et rajoute :
- Depuis que nous sommes mariés, nous avons déménagé plusieurs fois. Partis d’Aveizieux, en passant par Fontanès et St Julien en Jarez, nous avons trouvé à nous loger dans ce quartier de Saint Chamond car Claude a trouvé du travail dans les forges, ce qui nous permet de « moins tirer le diable par la queue ». Si tout va bien, nous devrions finir notre vie dans cette ville, pour y élever nos enfants. J’espère que la vie sera plus clémente avec nous et que les enfants que nous aurons, resteront en vie.
Viviane se tait à son tour car que pourrait-elle répondre sans briser l’espoir de ce couple ?.
Elle sait que la famille déménagera au 2 rue du Chatelard entre 1903 et 1909. Comme il n’existe plus qu’une impasse du Chatelard à Saint Chamond et que le numéro 2 correspond à un immeuble mis à la disposition des salariés de Creusot Loire anciennement usine des Aciéries de la Marine il était logique de penser que leur domicile était en ce lieu ce qui permettait aussi de valider le fait que Claude travaillait bien aux Aciéries de la Marine en tant qu’ouvrier des forges et plus précisément « chauffeur » (de fours), un emploi toujours occupé lors de son décès en 1912, âgé de 52 ans.
Mais en fait, la rue Chatelard existait bel et bien en 1900 et ce n’est que dans les années 30, en 1935, qu’elle serait renommée rue Loubet. Les immeubles situés aux numéros 1 et 2 ont été détruits plus tard pour les remplacer par un parking et un ensemble de constructions plus modernes.
Marie-Anne, veuve se remariera en 1914 et finira sa vie dans l’hospice de vieillards de la commune, où elle mourra en 1929, âgée de 61 ans, sans doute usée par les épreuves de la vie. Considérée comme une vieillarde alors qu’elle était plus jeune que Viviane dans son présent.
- Il est temps pour moi de vous quitter et de repartir dans mon siècle. J’ai vraiment été enchantée de vous rencontrer et de vous voir dans votre cadre de vie. Je vous souhaite de conserver toujours l’espérance, malgré les épreuves que vous avez traversées car c’est ce qui permet de surmonter les souffrances et d’avancer jour après jour. Je vous fais mes adieux.
- Adieu arrière-petite-fille ! Nous vous souhaitons d’être heureuse dans votre vie et de ne pas connaître le mauvais sort qui nous a accablé depuis toutes ces années. Bon voyage !
Viviane prononce le sésame magique, qui la ramène instantanément dans le présent. Elle a le cœur lourd de penser que cette pauvre Marie-Anne, enceinte, va encore perdre son enfant et que Claude n’a plus que douze ans à vivre mais elle ne peut pas changer le cours du temps, ni le destin des uns et des autres.
Comme chaque fois, elle va prendre quelques jours pour se remettre de ses émotions et réfléchir à sa prochaine destination.
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Tous droits réservés 24 septembre 2022
Viviane B-Brosse alias Sherry-Yanne
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Extrait du manuscrit A LA RENCONTRE DE MES ANCÊTRES
publié sur mon site Sherry-Yanne le 27 septembre 2022
http://www.sherryyanne.com/
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Photos illustrations dont les cartes postales anciennes et le calendrier de 1900, trouvées sur internet